Quatre ans après Bricks, Charles Pasi revient avec un sixième album toujours aussi libre et inclassable. Harmoniciste virtuose et chanteur sensible, il trace depuis près de 20 ans un sillon singulier entre blues, jazz et soul. Conçu dans une période flottante, ce disque marque pourtant une ouverture plus grande que jamais, avec des collaborations inédites et une approche épurée de l’émotion. Dans la chaleur de ses propos et de sa grande sympathie, malgré un échange via Zoom, il se confie sur sa conception.
Interview de Julien Maurey
Félicitations pour ce sixième album ! Il sort demain (entretien réalisé le jeudi 6 mars). Quel sentiment prédomine à l’approche de cette sortie ? Est-ce que cette excitation ou cette appréhension évoluent avec le temps et l’expérience ?
Charles Pasi : En l’occurrence, c’est la première fois qu’on fait tout le travail en amont avec l’équipe de DECCA. Cela fait six mois qu’on prépare le terrain avec du teasing, et c’est une bonne chose. J’éprouve à la fois de l’excitation et un certain soulagement (rires). J’ai l’impression de pouvoir passer sereinement à autre chose en me disant que cet album a déjà vécu, quelle que soit sa trajectoire après sa sortie.

Charles Pasi
Cet album a été composé pendant la période du COVID. Est-ce que cette période étrange a modifié ta vision du métier de musicien, de l’écriture et du rapport au public ?
Charles Pasi : Honnêtement, ça ne m’a pas aidé du tout. Le mythe de la solitude créative, du repli sur soi, n’a pas fonctionné pour moi. J’ai plutôt ressenti l’inertie : moins on fait, moins on a envie de faire. J’étais souvent sur mon canapé, avec le cerveau pas très bien irrigué (rires). Cela a malgré tout marqué le début de cet album. Je venais de sortir un disque et, comme à chaque fois, j’avais cette impression de vide, ce sentiment que ce serait peut-être le dernier.
Le COVID a mis une claque au milieu de la musique, qui est déjà un secteur précaire où rien n’est jamais garanti. On pensait que le live serait toujours là, comme un refuge face au téléchargement illégal et aux plateformes de streaming qui paient au lance-pierre. Et puis, soudain, on s’est dit que même ça pouvait disparaître. Donc oui, ça modifie la perception du métier, mais en même temps, je n’ai pas vraiment eu le choix. La musique, c’est à peu près tout ce que je sais faire, alors on avance avec le contexte.
Il y avait aussi ces tentatives de concerts en ligne, enregistrés et diffusés en payant…
Charles Pasi : Ah oui ! Alors ça, je ne supportais pas ! Déjà, parce que le son était souvent pourri (rires). Je comprends l’envie de continuer à exister et de partager malgré tout, mais moi, je l’ai plutôt vécu comme un moment collectif difficile à traverser. Je n’ai pas ressenti le besoin de m’exhiber dans ce contexte.
La pochette de l’album est intrigante : on t’y voit entouré de plusieurs objets, dont un harmonica, un jouet au sol et une grande cassette. Ont-ils une signification particulière ?
Charles Pasi : Il y a même une grosse platine vinyle qui, une fois repliée, forme un énorme dé ! Ça me fait plaisir que tu en parles, parce que cette pochette n’était pas du tout prévue comme ça au départ. On l’a prise chez mon manager Maurice, qui est décédé il y a deux ans. C’était un grand collectionneur d’objets vintage. Aujourd’hui, c’est sa fille qui est ma manageuse, donc il y a vraiment une histoire de transmission. On s’est retrouvés chez lui pendant quelques jours, on traînait au bord de la piscine… Et puis un pote à lui, qui est devenu un très bon ami, m’a dit : « Mets-toi dans sa pièce, on fait des photos. »
Et ce qui est marrant, c’est que Maurice avait toujours voulu qu’on utilise cette pièce pour faire quelque chose, parce qu’elle était très chargée, remplie d’objets. Finalement, cette photo a été prise par un ami à lui, dans son lieu fétiche. Il y a une vraie symbolique derrière tout ça.
Avais-tu des envies ou des directions précises en tête au moment de la conception de ce disque ?
Charles Pasi : Pas du tout ! D’ailleurs, c’est peut-être pour ça que mes albums sont toujours assez variés. Dans ce métier, certains aiment ranger les artistes dans des cases, moi, je n’ai jamais réellement su où j’allais. Ce qui me fait rire, c’est qu’avec mes albums, je pourrais presque compiler un disque pour chaque puriste : un album jazz, un album soul, un album instrumental… Mais en réalité, j’ai toujours écouté plein de styles différents, et je trouve ça dommage de s’enfermer dans une seule identité musicale. Je n’ai jamais eu ce besoin.
Cela dit, quelque chose a changé : j’ai de plus en plus envie d’inviter d’autres artistes. Pendant longtemps, c’était une manière pour moi d’apprendre sur moi-même. J’étais très seul dans l’écriture et la composition. Aujourd’hui, sur cet album, j’ai deux chanteuses qui m’accompagnent, dont ma sœur, ainsi que Queen Omega. Baptiste Herbain fait un featuring au saxophone. J’avais envie d’ouvrir les portes, c’est peut-être une réaction au confinement, justement.
Parmi les morceaux, « Garbage Dog » frappe par son côté direct et incisif, tandis que « The Eyes of Cecilia » est une chanson profonde et sublime dans un écrin de légèreté. On sent une volonté d’aller plus loin dans l’émotion et la sincérité. « Maurice, Samouraï » illustrent aussi cette idée d’épure et d’intensité, avec juste une guitare, une voix et un harmonica. As-tu ressenti le besoin d’aller à l’essentiel, ou cela s’est-il fait naturellement ?
Charles Pasi : C’est marrant que tu cites ces chansons, parce qu’elles semblent presque opposées. « Garbage Dog » est rough, rock, avec mon harmonica très déformé, ancré dans des racines blues. Je la vois comme un statement. Quant à « The Eyes of Cecilia », c’est une chanson que j’ai écrite après l’accident grave d’une amie très proche (Cecilia est une artiste, photographe et vidéaste, victime d’un grave accident de scooter). Je voulais être très prudent dans ce que je disais, parce que tu sais, parfois, les bons sentiments peuvent faire surgir des maladresses. Mais ces deux chansons viennent d’un sentiment assez direct.
Charles Pasi
J’ai vraiment l’impression que c’est sur tout l’album, cette envie d’aller vraiment à l’essence même.
Charles Pasi : Oui, c’est vrai, et d’ailleurs, c’est tellement vrai… Je m’en rends compte, on n’a pas forcément le recul quand on vient de finir un album. Mais c’est intéressant : il y a quatre titres où je n’ai pas voulu mettre de paroles. Et quand tu parles d’essence, c’est vraiment ça. Même les mots étaient de trop sur certains morceaux, certains étaient déjà trop habillés. Pour « Maurice, Samouraï », que j’ai dédiée à mon manager, je voulais que ce soit une marche funèbre qui ne l’était pas. Une marche, disons, mais pas funèbre. Je n’avais pas les mots, je voulais juste qu’il ait ce morceau.
Cela va bientôt faire 20 ans que Mainly Blue est sorti. Une réédition est-elle envisagée ?
Charles Pasi : C’est une bonne question ! J’avais fait cet album avec mon pote Antoine Holler, et on s’est dit récemment qu’un petit pressage en vinyle et CD serait une bonne idée. Mainly Blue est le disque qui m’a donné un coup de projecteur. Il était finaliste au Blues Challenge de Memphis, c’était le seul album international en lice à ce moment-là. Il occupe une place particulière pour moi.
Et toi, tu te vois où dans 20 ans ?
Charles Pasi : J’ai du mal à me projeter. Le streaming complique les choses, et même si je ne me plains pas – je fais de bons chiffres –, c’est devenu très difficile de vivre de la musique. Après, on ne sait jamais… Un titre peut avoir une trajectoire qui le dépasse. Mais dans une économie modeste comme la mienne, il faudra peut-être que je prenne un mi-temps à un moment donné (rires).
En même temps, comme tu dis, ça fait déjà 20 ans que je fais ça. J’ai toujours fonctionné avec de petites ambitions, à court terme : jouer dans le métro, puis dans un bar, puis dans un bar hors de Paris… Et ça voulait dire prendre le train, et je trouvais cette idée superbe. Donc franchement, même si je finis pizzaiolo quelque part, ce ne sera pas grave ! (rires)
Site web : http://charlespasi.net