Il y a quelque chose de parfaitement réjouissant à voir un groupe prendre son envol, comme un oiseau fragile et sauvage qui déploie ses ailes pour la première fois, puis trouve le vent et commence à danser dans les courants.
Cotoba est né en 2018, à Séoul, dans le creuset bouillonnant de la scène alternative coréenne. Le nom du groupe signifie « mot » en japonais (Kotoba) et désigne tout ce que l’homme produit pour s’exprimer. Une appellation qui résonne alors comme une promesse, celle de traduire l’indicible.
Leurs compositions se distinguent par des structures rythmiques atypiques empruntées au math rock et des guitares tantôt cristallines, tantôt saturées, qui tissent des motifs hypnotiques rappelant les plus belles heures du post-rock. Les paroles, souvent en coréen, japonais ou anglais, sont autant de plumes portées par le vent, des fragments de poésie qui explorent la perte, la solitude, l’espoir et la quête de sens.
Ce soir, c’est au Pit Dog, à Lorient, que l’oiseau vient se poser. Une salle aventureuse, nichée dans un ancien hangar, où l’on sent encore l’odeur du métal et du bois chaud. Ici, tout respire la passion brute et les murs vibrent d’une histoire qui elle aussi est en train de s’écrire. Portée par une programmation rock et métal d’une audace rare, c’est un lieu de résistance, presque une enclave, tenue par des amoureux du son qui refusent de laisser la flamme s’éteindre.

Cotoba : l’envol d’un groupe vers sa pleine grâce
Sur le chemin des loges, Gurvan, le chef du village, nous glisse avec un sourire : « En un an, on a fait plus de 100 concerts. » Dans une époque où les salles ferment plus souvent qu’elles n’ouvrent, cette obstination a quelque chose d’héroïque. Le Pit Dog ne se contente pas d’accueillir la musique : il la cultive, la défend, la célèbre. C’est une volière un peu cabossée, mais vivante, où les groupes viennent se frotter à l’air libre, à la proximité du public, à la vérité d’un son sans artifice.
Nous passons entre les guitares et les basses, ces compagnes de route qui vont participer au voyage avec nous ce soir ; les loges jouxtent directement la scène. Il suffit d’un pas de côté pour passer de l’intimité au tumulte et Cotoba nous accueille avec ce mélange rare de douceur et de simplicité : grands sourires, mots gentils, gestes légers qui font chaud à l’âme et au cœur.

Cotoba : l’envol d’un groupe vers sa pleine grâce
Quand on leur demande s’ils se sentent bien, la réponse fuse, sincère et malicieuse : « Le cidre et les crêpes, c’est une formidable recette pour aller bien. » Tout est dit, le ton est donné. Ce soir ne sera pas seulement une performance, mais une rencontre. On prend quelques photos, avec cette impression d’effleurer quelque chose de précieux — la concentration, la quiétude avant le saut dans le vide. Puis on s’éclipse discrètement, pour ne pas déranger.
Devant la scène, le public bruisse doucement, à peine le temps de respirer : les lumières baissent et déjà le concert commence. Le groupe prend place avec une aisance tranquille, une classe naturelle, presque instinctive. On sent qu’il sait désormais comment habiter une scène, pas pour l’occuper, mais pour la faire respirer. La chanteuse et guitariste Dyon, une bouteille de cidre à la main, s’avance vers le micro, lève les yeux vers la salle et lance, sourire aux lèvres : « Yec’hed mat ! » Le breton fuse dans le texte, inattendu, sincère, et la salle s’illumine d’un éclat de surprise. Le public est exsangue, déjà presque conquis. Ce simple geste, ce pont jeté entre Séoul et Lorient, suffit à dissoudre toute distance. Cotoba ne joue pas exclusivement pour le public, il joue avec lui.

Cotoba : l’envol d’un groupe vers sa pleine grâce
Et il ne faudra pas attendre longtemps pour que la magie fasse son œuvre. Dès les premières notes, l’air se réchauffe, les corps se balancent et les visages s’ouvrent. Leur musique, à la fois fragile et vertigineuse, se déploie dans la salle comme une nuée qui enivre, passant de l’unisson à la dissonance avec une grâce désarmante. On se laisse emporter, happé par ce mélange d’énergie brute et de douceur contenue.
Laissant la part belle à son nouvel EP Sin Swims, le groupe nous gratifie d’un set sans failles, parfaitement exécuté et d’une précision rare. Sur “Away Home”, les guitares de Dafne et Dyon s’entrelacent et se répondent comme des ailes en plein vol. Dafne, d’ailleurs, nous impressionne par sa maîtrise, son intensité, mais surtout par cette sensibilité rare qui traverse tout son jeu. Chaque note semble pensée, respirée, puis relâchée avec grâce. Sa présence scénique, sobre et habitée à la fois, attire le regard sans jamais le forcer.

Cotoba : l’envol d’un groupe vers sa pleine grâce
La voix de Dyon nous suspend à chaque secousse, à chaque respiration. Elle a cette capacité à murmurer jusqu’à l’intime, puis à s’élever soudainement, éclatante. Quand elle se déploie pleinement sur les refrains, elle nous éblouit. Alors, on se regarde, un peu incrédules, le sourire accroché aux lèvres — nous sommes aux anges, portés par cette impression rare d’assister à quelque chose de vrai, de pur, de nécessaire.
Sur “Sin”, Dafne rejoint Dyon au chant, et quelque chose d’infiniment délicat se produit. Leurs deux voix se frôlent sans jamais s’écraser, se répondent avec une pudeur presque fragile. C’est un moment de retenue et de sensibilité, une suspension du temps où tout semble peser moins lourd. Il y a là une beauté nue, désarmée, presque douloureuse.
Cotoba est en train de grandir sous nos yeux : cette tournée mondiale, sa première, est un apprentissage continu, un voyage où chaque étape forge son métier, aiguise son regard et affine la manière dont il vit sur scène. Déjà passé par l’Italie, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse et l’Angleterre, le groupe nous confie qu’il poursuivra sa route jusqu’en Espagne, au Danemark et en Turquie avant de s’envoler pour l’Amérique du Sud, le cœur encore battant, pour une nouvelle tournée avant de rentrer à la maison. On ose imaginer le niveau qu’ils atteindront d’ici là, en croisant tant de publics, de cultures et de passionnés sur leur chemin, et on a déjà hâte qu’ils nous reviennent.
Ce soir à Lorient, assister à ce concert, c’est sentir ce processus en direct. Le déploiement d’une énergie, la naissance d’un langage musical qui se fait plus sûr, plus libre, plus puissant. Comme un oiseau qui apprend à voler, Cotoba s’élance, déjà farouchement majestueux, la tête rivée vers les étoiles, et l’on devine que le ciel, bientôt, ne lui suffira plus.