5/5 ⭐️⭐️⭐️⭐️⭐️ – L’instant suspendu, celui où tout est encore fragile, incertain. Ce moment de flottement où tu retiens ton souffle avant de savoir de quel côté tu vas te laisser aller. An Instant Before the Promise of Dawn se tient précisément là : dans cet espace hésitant entre l’effondrement et l’élan. C’est dans cette zone trouble que First Draft a choisi de s’installer, façonnant une musique tendue et habitée, capable de transformer la sidération en mouvement.

Formé à Tours en 2016, First Draft n’a jamais cherché la démonstration ni l’esbroufe. Depuis plusieurs mois déjà, le duo avançait à bas bruit, nous laissant deviner qu’un disque capable de franchir un cap était en train de prendre forme. Depuis Irony & Smiles (2018) jusqu’à l’EP Declines Are Long Gone (2022), le duo a creusé un sillon exigeant et souvent sombre, entre post-rock et post-hardcore, marqué par un désarroi face au monde contemporain et leur regard lucide. Avec An Instant Before the Promise of Dawn, Marine Arnoult et Clément Douam déplacent subtilement le point de gravité.
Faire de l’attente un moteur
Ici, il ne s’agit plus seulement de constater. Clément nous le dit très clairement : « On se retrouvait pris dans une forme de déconstruction permanente, sans forcément voir de porte de sortie ». Alors ce disque s’est formé autrement, comme une nécessité vitale plutôt qu’un manifeste, autour d’instantanés : des fragments de vie pris juste avant un basculement. Une naissance, une renaissance personnelle, une révolte, une reconstruction collective. Pas l’aube elle-même, mais ce moment fébrile où l’on décide encore d’y croire, tourné vers un avenir qu’on espère meilleur. Un choix presque politique, tant il refuse l’immobilisme dans lequel la seule analyse critique peut parfois enfermer.
Cette tension traverse tout le disque. On y sent la colère, la fatigue, la peur, mais aussi cette envie très simple et presque têtue de continuer à avancer quand même. First Draft ne propose pas de solutions clés en main. Ils ouvrent des perspectives, des respirations. Une manière de transformer l’impuissance en mouvement.

First Draft – photo by Judith Lapara
Deux, mais jamais seuls
Sur le papier, First Draft reste un duo : batterie/chant et basse. Et pourtant à l’écoute, impossible de ne pas lâcher un petit « mais… ils ne sont vraiment que deux ??? » tant la musique semble conçue à une échelle bien plus large. Les morceaux déploient une ampleur, une masse sonore mouvante et organique. Cette sensation n’est pas un gadget technique mais une véritable écriture de l’espace. Clément bâtit des architectures phoniques denses, où la basse devient tour à tour fondation, texture et mélodie. Une recherche amorcée très tôt, nourrie par cette envie, comme il nous l’explique, de « sonner à cinq en n’étant que deux ». Sans jamais tomber dans la démonstration, son jeu crée une impression de débordement permanent. On pense forcément à Royal Blood pour cette capacité à faire oublier l’absence de guitare, mais First Draft s’en éloigne par une approche plus atmosphérique, presque contemplative par endroits.
Au cœur de ce dispositif, Marine est le point d’ancrage : celle qui maintient l’équilibre pendant que tout vacille autour. Batterie et chant en simultané, non pas comme un numéro d’équilibriste, mais comme une évidence qu’elle a patiemment construite. « Je chantais, et j’ai découvert la batterie plus tard, j’avais envie de faire les deux en même temps, alors j’ai longuement travaillé pour développer ça afin de le rendre possible » nous raconte-t-elle. Sa voix claire, parfois fragile, parfois tranchante, guide sans écraser, laissant de l’espace aux silences comme aux cris des profondeurs : une présence qui touche juste, sans jamais forcer.
Improviser pour rester dans le centre
Ce qui bouleverse dans An Instant Before the Promise of Dawn, c’est cette sensation de spontanéité quasiment à vif. Le duo a volontairement lâché prise sur l’écriture, trop cérébrale. « Plus on retravaillait, plus on s’éloignait de l’idée de base », explique Clément. Ils ont alors changé de méthode : jouer, enregistrer, écouter, puis garder ce qui vibre vraiment. Le duo a profondément repensé son processus de création pour cet album, privilégiant l’improvisation collective à l’écriture fragmentée. Et ce choix se retrouve littéralement dans l’identité du groupe. Le « premier jet » ou « first draft », n’est pas le brouillon à corriger, mais souvent l’endroit où se trouve déjà l’essentiel, sous l’impulsion initiale. Ici tout se crée à deux, dans l’instant, avant que le texte ne vienne prolonger ce que la musique a déjà raconté. Cette méthode donne naissance à des morceaux imprévisibles mais jamais décousus. Chaque titre semble évoluer naturellement, comme s’il suivait une logique interne plutôt qu’une structure imposée.

First Draft – live
Les points de bascule
Dès l’ouverture de l’album, « For A Few Minutes More » installe cette urgence feutrée qui traverse tout le disque : une tension contenue, un battement qui avance sans jamais exploser trop vite. Le morceau sonne comme une mise en condition, une invitation à entrer dans cet entre-deux émotionnel. « A Tyrant’s Heaven » et « Agnostalgic » accentuent cette sensation de déséquilibre maîtrisé. Les rythmiques se font plus pressantes, les lignes vocales s’étirent, oscillant entre retenue et lâcher-prise. On avance constamment sur une ligne de crête, avec cette impression que tout peut basculer d’une seconde à une autre.
Moment charnière du disque, « Paralysis Kingdom » concentre à lui seul une grande partie de la charge émotionnelle de l’album. La montée est lente, presque suffocante, jusqu’à laisser affleurer une colère sourde, difficile à contenir. À l’inverse, « My Courage Is Prey » choisit le dépouillement. Le titre démarre dans une forme de suspension fragile, avant de se charger progressivement d’une intensité mélancolique, comme une respiration nécessaire au milieu du tumulte. Avec « Satellites In Your Sway », le disque se remet en mouvement. Le morceau apporte une forme d’élan plus direct, libérateur, sans jamais rompre avec la tension qui traverse l’album. Une manière de reprendre de la vitesse, de réinjecter du corps avant l’ultime bascule. En clôture, « Promised Lands » agit comme un relâchement, sans offrir de résolution facile. Le morceau ne promet pas un lendemain radieux, mais laisse une porte entrouverte. Celle d’un avenir encore à construire, collectivement.
Une musique qui appelle le live
Si l’album est dense et immersif, il agit surtout comme une passerelle vers la scène. Clément ne s’en cache pas : « le studio n’a jamais été une fin en soi, le live reste l’endroit où tout prend sens ». Sur scène, l’intensité devient physique, l’énergie donnée est totale et toujours partagée. Le public, souvent vu comme extrêmement attentif, reçoit cette charge émotionnelle de plein fouet. Les retours sont forts, parfois bouleversants. Leur musique ne laisse personne indemne. An Instant Before the Promise of Dawn n’est pas un disque confortable. Il demande de l’attention, de l’engagement. En échange, il offre une expérience sincère, profonde et habitée.
Quand le jour se lève
First Draft nous offre leur album le plus abouti, façonné dans le temps long, qui agit comme une confirmation autant qu’un signal. Le duo fait partie de ces groupes talentueux et humbles, de ceux qu’on sait devoir suivre de près. Ni naïvement optimiste, ni résolument sombre, An Instant Before the Promise of Dawn capte ce moment fragile où l’on choisit de continuer malgré tout, et cette proposition a quelque chose de précieux. Elle rappelle que l’espoir n’est pas une posture, mais un mouvement. Un pas, parfois hésitant dans le vide, juste avant que le filet n’apparaisse.
An Instant Before The Promise Dawn – sortie le 10 octobre 2025 chez Vlad





