5/5 ⭐️⭐️⭐️⭐️⭐️
Si Rock Sound avait un visage féminin, ce serait sûrement celui de Shirley Manson. Garbage, c’est la bande-son et les couv’ de nos plus belles années papier, la playlist de nos colères adolescentes, de nos galoches en bagnole et de nos nuits à refaire le monde. Et quel plus beau cadeau que de les retrouver eux aussi, trente ans plus tard, intacts et toujours ancrés dans notre époque. Si No Gods No Masters beuglait la rage d’un monde sans foi ni loi, Let All That We Imagine Be The Light prend le contrepied : ici, on lève les yeux vers le ciel et on cherche, non, on crée la lumière.

GARBAGE – Let All That We Imagine Be The Light
À contre-courant et en pleine lumière
Butch Vig, Duke Erikson, Steve Marker et Shirley Manson : même line-up depuis 1995. Et pourtant, le combo ne se contente jamais de rejouer sa propre nostalgie. À chaque album, ils renouvellent leur art du chaos à la fois hargneux et précis. Sur Let All That We Imagine Be The Light, l’identité Garbage est là, entière : guitares anguleuses, rythmiques chirurgicales, et synthés vintage à gogo. Mais cette fois, la rage s’est assagie, non pas éteinte, mais transmutée. Shirley ne hurle plus, elle murmure, elle suggère, elle invite. L’invective cède la place à la compassion, sans jamais perdre sa force.
L’album a été enregistré à Los Angeles, dans le studio Grunge Is Dead de Butch Vig, mais aussi dans la chambre de Shirley Manson, convalescente. Cette double localisation dit tout de l’équilibre entre les forces à l’œuvre : l’expérience technique d’un ciseleur du son, et l’intimité brute d’une artiste à fleur de peau. Ce que le groupe livre ici, c’est un disque dans lequel la production est une extension du propos. Des synthés analogiques et des arrangements presque cinématographiques plongent l’auditeur dans une réalité un peu floue, distordue mais habitée, à l’image du monde qu’on traverse.
L’amour comme dernier rempart
Dès les premières secondes de « There’s No Future In Optimism », le ton est donné. Le morceau sonne comme un hymne, une alerte douce : si vous croyez encore à la tendresse, vous êtes les bienvenus. On sent dans la voix de Shirley une urgence calme, une résolution plutôt qu’une rage. Les arrangements, eux, combinent nappes planantes et riffs secs, oscillant entre espoir et tension. Shirley l’a dit : il faut chercher la lumière, la créer même. Cette chanson, c’est un appel à tous ceux qui veulent encore y croire.
Dans « Radical », Garbage explore la perte, le deuil, mais avec une lenteur résignée qui rappelle Portishead. Une basse souterraine, des percussions feutrées, une voix presque spectrale… et pourtant ce « All you got to do is save a life, save a life » qui revient comme un mantra d’urgence. C’est une chanson sur l’action discrète, sur la réparation possible dans un monde qui part en vrille.
« Love To Give » vient poursuivre ce fil rouge de la tendresse lucide. Shirley y chante l’offrande de l’amour dans un monde brutal : « You gotta find the love where you can get it« . La chanson alterne entre lenteur sombre et refrains lumineux portés par des synthés aériens. C’est un titre au groove doux, comme un refuge émotionnel. Ça commence dans la brume et ça s’élève. Une déclaration d’amour pour les cœurs qui persistent à aimer, même quand on ne leur tend rien en retour.
Ombres, vertiges et quête de sens
« Chinese Fire Horse » renoue avec la Shirley mordante. Ici, elle dégaine ses punchlines comme des shurikens : « Tu dois être bourré, ou t’as mal lu la pièce ». Le morceau est enlevé, presque dansant, et sonne comme un gros fuck à toutes celles et ceux qui pensent que Garbage appartient au passé. C’est du rock girly de haute volée, résolument ancré en 2025. « Get Out My Face AKA Bad Kitty » pousse la contestation d’un cran. C’est un concentré de rage ludique et rock, où Shirley balance son mépris pour les abus de pouvoir, les mâles alpha et les faux-semblants. « We’re exhausted » répète-t-elle, les guitares tranchent, le rythme est entêtant, et ce « Get your face out of my face now or I’ll scream » sonne comme un ultimatum jubilatoire.
Désillusions et résilience
« R U Happy Now » s’inscrit dans la même veine acide. Retour aux sonorités électro-rock des débuts, mais avec un discours moderne : Garbage flingue le cynisme ambiant, la société marchande, les illusions collectives. Le refrain « Are you happy now ? » résonne comme une gifle lancinante. C’est sarcastique, mais toujours porté par un groove addictif. « Have We Met (The Void) » est probablement l’un des tracks les plus mystiques de l’album. Un tunnel de synthés flous, une voix voilée qui semble venir d’un ailleurs. On y entend la fatigue, le désarroi, mais aussi cette obstination à continuer. C’est une chanson qui ne donne pas de réponse, mais qui accepte les questions.
Et puis « Sisyphus », morceau vertigineux, où Shirley convoque un panthéon très personnel : douleur, enfants, peaux trans et noires… Dans ce chœur imaginaire, elle définit une nouvelle communauté. La structure de la chanson, tournoyante, évoque la boucle sans fin du mythe. Mais loin d’être un constat défaitiste, c’est un cri de vie : « This little body of mine is gonna make things right« . Même si ça fait mal. Même si ça recommence.

GARBAGE – Let All That We Imagine Be The Light
Le corps, la douleur, la guérison
« Hold » est une respiration tendue. Une chanson sur le fait de rester debout, de tenir même quand tout vacille. Pas de grands effets, juste une structure qui retient l’explosion, une ligne de chant presque murmurée, comme si la seule manière de survivre, c’était de contenir la douleur. Sa vulnérabilité est palpable. Ici, Garbage touche à une forme de vérité nue, sans fard.
La poignante « The Day That I Met God » vient clore l’album sur une note quasiment psychédélique. Ballade lo-fi enregistrée au plus proche du corps, elle évoque la reconnaissance, la fatigue, mais aussi cette gratitude immense d’être encore en vie, ce moment où l’on voit la lumière dans un état second sous tramadol. C’est un chant de guérison, un remerciement discret pour l’existence, avec juste ce qu’il faut de fragilité pour être bouleversant. C’est l’apothéose émotionnelle et musicale de l’album. Une conclusion parfaite, qui synthétise tout ce que Garbage transmet ici : une vulnérabilité active, une lumière qu’on choisit définitivement de suivre.
Que tout ce que nous imaginons soit lumière
Ce huitième album studio n’est pas une simple nouvelle sortie pour Garbage. Il arrive dans ces temps de bascule comme une déclaration d’amour à la vie, à l’art, à l’humain — même cabossé. Un cri de ralliement pour tous ceux qui avancent à tâtons dans un monde en feu. Shirley et sa bande n’apportent pas des réponses, mais mieux que ça : un chemin. Une musique comme une lampe frontale dans le chaos.
Entre arrangements au millimètre, textures brumeuses et textes à fleur de peau, Garbage signe ici une œuvre essentielle. Pas pour faire joli sur l’étagère, mais pour vous accompagner quand tout tremble. Ce disque s’adresse aux lucides, aux sensibles, à celles et ceux qui ne baissent pas les bras. C’est un album qu’on serre contre soi, un guide qu’on suit dans les ténèbres, une lueur qu’on choisit d’aimer. Garbage n’a jamais été aussi lumineux — et nous, jamais aussi prêts à les suivre jusqu’au bout du trip.