Deportivo

INTERVIEW – Deportivo « Le plaisir réside désormais dans le fait qu’il n’y ait plus de barrières. »

par | 13 Juin 2025 | INTERVIEW

⏱ Temps de lecture : 11 min

Loin du vernis des circuits traditionnels, dans un moment de répit après deux années intenses avec Deportivo, Jérôme Coudanne revient sur la fabrication de Reptile, la chaleur des concerts et les vertiges du crowdfunding. Un échange vibrant, porté par une lucidité artisanale et une fureur restée vive.

 

Deportivo - Photo CHRISTOPHE ACKER

Deportivo – Photo CHRISTOPHE ACKER

 

Rock Sound : Je voulais te remercier d’abord. Merci déjà de prendre ce temps pour discuter, alors que tu n’es pas en promo. C’est rare et précieux, c’est un geste fort.

Jérôme (Deportivo) :  Ça me fait plaisir. En fait, je suis chez moi et on a eu un mois intense, enfin plusieurs mois intenses, enfin ça fait deux ans que c’est très intense (rires). Et là d’un seul coup c’est un peu moins intense, donc y’a un peu plus de temps pendant quelques jours.

 

Rock Sound : Est-ce que ça fait justement partie de votre façon de fonctionner aujourd’hui ? Faire les choses quand vous en avez envie sans répondre à un planning ou une pression extérieure ?

Jérôme (Deportivo) :  Disons que nous, on a toujours été assez libres, qu’on soit sur une maison de disques ou pas. Là, il s’avère qu’on fait tout tout seuls avec Julien (batterie). On est aussi aidés par Brice Borel qui est un amateur de Deportivo et qui a un sens de l’organisation qu’on n’a pas tout le temps. On a travaillé tous les trois comme une maison de disques, c’est beaucoup de travail et beaucoup d’investissement et d’énergie mais on est très contents. Tu sais, on a travaillé longtemps avec les maisons de disques, et à un moment, on s’est rendu compte qu’on avait les compétences que les maisons de disques avaient. Tu vois Julien il est graphiste, donc pourquoi solliciter un graphiste quand on l’a sous la main ?

Moi, je comprends bien comment ça marche, pendant longtemps j’ai vécu à côté de notre maison de disques qui s’appelait Le Village Vert. J’habitais littéralement à 100 mètres. Donc quand j’étais plus jeune, j’ai vu comment ça marchait, puis ensuite j’ai signé chez eux, et bon, bref… Tout ça pour dire qu’il nous semblait que ça servait à rien de déléguer, c’est juste un intermédiaire supplémentaire qui ajoute à la confusion. Donc on s’était dit que c’était cool de faire ça nous-mêmes.

 

Rock Sound : Je suis assez d’accord avec ce que tu dis, et je trouve qu’on le ressent beaucoup dans le son de Reptile, notamment dans le son des guitares, qui sonne beaucoup plus cru, même plus impressionnant et plus direct. J’ai un peu l’impression que c’est le son que vous auriez rêvé d’avoir sur Parmi Eux (premier album sorti chez Le Village Vert/Barclay).

Jérôme (Deportivo) : Ahhhh… Alors, sur Parmi Eux, sur le moment, on voulait ce qu’on avait. Maintenant, si tu me dis “on refait Parmi Eux”, je le referais comme Reptile. Sur le moment, il nous a semblé que c’était bien de faire quelque chose un peu cru, un peu comme les albums des White Stripes, un son un peu plus rêche. Et maintenant, avec le temps, je suppose qu’on s’est coupés de quelques personnes qui auraient apprécié notre musique si elle avait été produite d’une manière plus subtile. Mais d’une certaine manière aussi, j’ai connu des mecs qui avaient des gros groupes et qui sont partis sur des productions subtiles, et ils ne sont plus vraiment suivis désormais. Je pense qu’il y avait quelque chose d’honnête de notre part, même dans les erreurs, que les gens ont entendu. Et je suppose que ça fait partie des raisons pour lesquelles il y a encore des gens qui viennent nous voir en concert, et qu’on a encore des amateurs du groupe. Ils ont vu en nous un truc un peu imparfait.

 

Rock Sound : Et sincère, vivant et adolescent, Reptile sonne très adolescent d’ailleurs.

Jérôme (Deportivo) : Ouais, c’était marrant de jouer avec ça. Comme l’album traite un peu de cet âge tendre, quand tu as 12/13 ans et que tu as déjà une projection vers l’âge adulte mais que les parfums sont nouveaux, ça nous semblait cohérent de retourner vers un son comme ça, et de mieux le maîtriser que ce qu’on faisait dans le passé. C’était pas vraiment l’adolescence mais plutôt l’âge tendre, juste avant l’explosion (rires).

 

 

Rock Sound : On est tous d’accord pour dire que Deportivo, c’est un vrai groupe de scène. Mais à l’écoute de Reptile on sent aussi une forme de jeu, une envie de tester, de chercher, presque de s’amuser en studio. Je pense aussi à Navarre (projet solo de Jérôme), avec son côté très M.A.O. Comment tu vis ces moments-là, de composition et d’enregistrement ? C’est un endroit de liberté pour toi ?

Jérôme (Deportivo) : Avec Navarre, c’était exactement ça : un projet ludique. J’étais seul au départ, puis j’ai collaboré avec Alf (Stéphane Briat), et on s’est vraiment amusés. À l’inverse, revenir avec Deportivo impliquait de respecter ce que j’imaginais être l’identité du groupe. Avec Navarre, je pouvais expérimenter librement. Ici, j’avais envie de faire plaisir aux gens.

Certains musiciens affirment qu’ils ne pensent pas au public, mais cette fois, je l’ai fait. Je me suis demandé ce qui pourrait les toucher, tout en trouvant un équilibre avec mon propre plaisir. Il n’était pas question de sacrifier ce qui me tenait à cœur simplement pour plaire. Au final, je crois que les gens sont heureux d’écouter cet album, et ça me rend heureux aussi. L’idée était de leur faire revivre un peu leurs 13 ou 20 ans. Ce qui définit Deportivo, c’est son énergie. Même si l’album a une touche nostalgique et mélancolique, il reste profondément combatif.

Concernant Reptile, j’écris toujours les chansons seul chez moi avant qu’on les travaille ensemble. Depuis un moment, je collabore avec Clément Daquin (alias ALB), un ami de longue date et un musicien très talentueux. Il a beaucoup contribué aux arrangements et aux basses… Moi, je n’ai pas touché aux basses, par pure flemme (rires).

 

Rock Sound : Il était déjà présent sur ton projet Vertige (avec Robin de Louise Attaque) ?

Jérôme (Deportivo) : Sur Vertige il a produit l’album avec Raphaël Jeanne. On a fait les chansons avec Robin et on allait les voir pour qu’ils rendent ça présentable. Parce que nous on était là, on choisissait nos vêtements, on avait la coupe de cheveux un peu foireuse, lui il nous choisissait la bonne teinture et il ajustait la coupe.

 

Rock Sound : Comme tu dis il est super fort, je trouve que ça a vraiment réussi à Reptile de l’avoir à la production.

Jérôme (Deportivo) : Alors ce qui est marrant avec Clément c’est qu’il voulait pas mixer, il nous disait « Ouais mais je suis pas bon pour ça… » Il a fallu que je lui demande d’aller au bout de son truc. Je sais pas pour quelle raison, j’ai toujours pas compris mais il rechigne toujours à mixer. Peut-être qu’il a pris confiance en lui, évidemment qu’il avait les capacités, il a les capacités pour absolument tout faire. Là je lui ai forcé la main et puis il l’a fait et on est tous très contents.

 

 

Rock Sound : J’ai eu l’impression, en écoutant J’aurais dû t’en parler, que c’était comme une chanson “habitée” par celles que vous n’auriez pas trouvé l’occasion d’enregistrer ces dernières années.

Jérôme (Deportivo) : Alors tu sais quand j’écris les chansons je trouve très souvent l’explication 2 ans plus tard. Je pense savoir à qui je m’adresse dans ce titre mais y’a un mélange de choses. En tout cas je trouve que ton analyse elle est pas mal. Comme si effectivement sur les albums précédents j’avais oublié de dire des trucs que je balançais en vrac sur cette chanson. Donc je te remercie je vais la ressortir dans toutes mes interviews désormais (rires).

 

Rock Sound : Le disque a été financé par les fans. Est-ce que ce lien direct, sans filtre, vous a donné un sentiment de responsabilité différent, ou au contraire de liberté totale ?

Jérôme (Deportivo) : J’ai une anecdote assez marquante. Au départ, je n’étais pas certain de vouloir me lancer, jusqu’à ce qu’un ami me fasse réaliser l’importance du projet. Il m’a dit que les gens seraient ravis de participer. Lui, grand fan de New Model Army, les suit partout en Europe, et il m’a expliqué que si un groupe comme eux faisait appel à ses fans, ils répondraient présents. Son enthousiasme m’a fait réfléchir. Puis, j’ai pris conscience de l’ampleur du travail à venir. C’est à ce moment-là que Brice Borel m’a assuré qu’il nous aiderait. Son soutien a fini de me convaincre.

Le premier soir du crowdfunding, une somme conséquente est tombée sur le compte… et là, impossible de dormir. Il me manquait encore deux chansons, et soudain, j’ai réalisé : Putain mais en fait attends mais moi j’ai pas fini mon truc là (rires). Ce qui aurait pu être un pur plaisir s’est transformé en pression. Mais cette urgence nous a poussés à composer Fiasco et Alloués, deux morceaux plus intenses qui ont apporté à l’album ce souffle nécessaire. On était dans une forme d’urgence et ces morceaux sonnent un peu plus urgent que les autres et en fait c’est ce dont l’album avait besoin, d’un dernier élan d’urgence. Donc en fait c’est les circonstances qui font qu’à la fin tout semble complet mais par contre sur le moment, cette nuit du premier soir je t’avoue que j’ai eu un petit vertige.

 

 

Rock Sound : Fiasco est assez surprenante avec son harmonie de guitares presque heavy metal, elle marche super bien.

Jérôme (Deportivo) : Oui, c’était un moment ludique. J’ai joué un solo façon Thin Lizzy,tu sais le groupe irlandais (rires). Mais en tout cas c’était ludique, ça s’est fait dans une sorte de spontanéité et c’était ce dont on avait besoin.
Le plus beau, aujourd’hui, c’est qu’il y a moins de barrières entre nous et les fans de Deportivo. Ça a toujours été notre volonté, mais l’industrie impose souvent des distances. Dès Parmi Eux, on voulait tout donner aux gens, mais on nous disait : Ça ne fonctionne pas comme ça. Il fallait suivre les règles, sous peine de froisser certains et compliquer les choses. Donc tout ce truc un peu politique était pénible. Personne ne nous faisait chier on pouvait faire ce qu’on voulait en terme musical mais en terme de communication pure non. On avait de la chance d’avoir un site qui était géré par Jenko qui nous permettait d’être assez proche des gens, mais on pouvait pas vraiment y participer. Le plaisir réside désormais dans le fait qu’il y ait plus de barrières. En concert par exemple si on peut éviter qu’il y ait les crash barrières on est content et c’est pareil dans le reste.

 

Rock Sound : C’est un peu la signature de Deportivo, je me souviens quand j’étais adolescent que je m’étais pris le deuxième album, le DVD qui allait avec, on se sentait déjà vraiment proche de vous avec ce film qui m’a donné envie d’être dans un groupe, de faire de la musique. Et puis de voir les gens monter sur scène avec vous (les concerts de Deportivo sont connus pour être bouillants, à chaque show les gens montent sur scène).

Jérôme (Deportivo) : Ah super, c’est comme ça qu’on estime qu’un groupe doit être. Notre plaisir réside là-dedans, dans le sourire des gens. Dans une joie collective, pas une joie idiote, une forme de communauté tu vois ? Tout le monde utilise ce terme à tort et à travers mais je trouve que c’est comme ça qu’on vit le mieux. C’est l’instant qui crée quelque chose. Ces derniers temps c’est génial les gens arrivent avec de l’enthousiasme donc nous ça nous porte, après c’est plus simple de communiquer et ça fait décoller le concert. Pendant tout le mois de mars on voyait les gens chanter les nouvelles chansons alors que l’album était à peine sorti c’était vraiment réjouissant.

 

Deportivo - Photo Yann Buisson

Deportivo – Photo Yann Buisson

 

Rock Sound : Vous laissez la part belle à beaucoup de vos premiers morceaux en concert, aujourd’hui avec le temps qui est passé et tout ce que vous avez traversé, comment tu revois ces débuts Arcysiens, juste avant de signer avec Village Vert ?

Jérôme (Deportivo) : Je garde une certaine tendresse pour ces souvenirs. À l’époque, tout semblait presque trop facile. J’ai trouvé tous les morceaux de Parmi Eux naturellement, comme s’ils s’imbriquaient parfaitement. On a enregistré une démo avec Parmi Eux, 1000 Moi-Mêmes et À l’avance. Je me souviens on était en voiture avec Richard et je lui ai dit cette phrase : « Fais attention en rentrant quand même parce que là tu vois ça va marcher ». J’ai eu cette angoisse là où tu vois la lumière au bout du tunnel mais où il faut quand même aller au bout du tunnel tu vois (rires). Et donc je lui ai dit sois prudent, je me souviens d’être un peu parano, en me disant « Putain on a travaillé trop dur il faudrait pas qu’il arrive une merde ». Ça c’étaient des bons moments et puis surtout c’était facile, les morceaux s’assemblaient comme un puzzle. C’était une accumulation de trucs, en fait j’avais déjà tous les éléments, j’avais travaillé pendant plusieurs années, y’avait des paroles que je reprenais sur des chansons que j’avais jetées et quand on répétait on construisait tout ça. Y’avait une belle énergie c’était cool. J’ai un souvenir qui me semble être le plus notable et le plus joyeux, quand j’étais à Bois d’Arcy j’avais une mauvaise gestion de la frustration et en fait je craignais la frustration comme on craint un mauvais cancer. Mon but c’était de faire tout ce que je pouvais pour annihiler cette frustration potentielle à venir. Donc je n’ai pas négligé mes envies et quand j’ai pensé « Je veux faire un groupe », j’ai pris cette histoire très au sérieux.

Et en fait un soir les deux gars qui allaient devenir nos managers sont arrivés à notre répétition, on jouait à côté de Trappes. Et ils nous ont dit « Ouais on a passé vos démos, les maisons de disque vont toutes être là pour le prochain concert, et puis il y a un éditeur qui va financer tout le matériel, les amplis, les guitares, des amplis et puis vous allez partir en tournée parce qu’il y a déjà plusieurs tourneurs qui veulent vous signer. » Ce moment-là, c’est le moment où j’ai senti que la frustration s’en allait à tout jamais et d’un seul coup ça t’enlève un énorme poids sur les épaules pour affronter la vie.

Et la frustration, qui est quand même la cause de bien des problèmes dans la société, j’étais content de sentir que j’allais sans doute pas être affecté à un point douloureux avec cette quasi pathologie. Donc là je me dis que j’allais faire ce que je voulais faire et qu’aussi c’était pas facile, y’avait un risque que ça tape le mur et que ça picote un peu. Ça c’était un bon moment.

 

Rock Sound : Et maintenant que Reptile existe et vit, vous vous projetez ? Est-ce qu’il y a une suite en tête, ou est-ce que vous vivez ce moment à fond sans penser à après ? Revenir à Navarre, à Vertige ?

Jérôme (Deportivo) : J’adorerais refaire Navarre, parce que c’est un projet vraiment fun. Mais en ce moment, Deportivo est porté par une énergie qu’il faut suivre. Ce que je dis là, ça changera peut-être dans deux mois. On vient de sortir un album, de faire l’Olympia, une tournée… Deux ans de travail intense, et maintenant, c’est la descente.

C’est une sensation étrange, un peu comme après une victoire à Roland-Garros—ce moment où tu te demandes : Putain qu’est-ce que je vais gagner après ? Il faut accepter cette brume mentale, patienter jusqu’à ce qu’elle se dissipe. Ensuite, on pourra penser à la suite, mais pour l’instant, difficile d’avoir une vision à moyen terme. Le court terme, c’est déjà bien.

 

Rock Sound : J’imagine que c’est tellement fort cette énergie, quand tu donnes énormément aux gens et qu’ils te rendent énormément en retour, que ça se calme d’un seul coup ça doit faire très bizarre.

Jérôme (Deportivo) : T’as complètement raison en fait, toute cette attention c’est quand même bizarre. Mais c’est très précieux, à aucun moment je me plains de cette histoire. C’est juste qu’à un moment va savoir pourquoi, ton corps, ta tête c’est comme si tu ne contrôlais plus rien. Tu commences à avoir une douleur au ventre, tu as une sorte de mélancolie qui te gagne. Qu’est-ce que tu veux y faire ? Faut juste laisser passer l’histoire et ensuite on pensera à l’avenir.

 

 

Deportivo sur Instagram : https://www.instagram.com/deportivoofficiel
Deportivo Sur Facebook : https://www.facebook.com/deportivomusic/